Deux à six fois plus de ruptures du ligament croisé chez les femmes que chez les hommes. Anatomie, préparation physique ou inégalités structurelles, pourquoi les femmes sont-elles plus touchées que les hommes ?
Bayern Munich-Cologne, 19 octobre 2025. Lena Oberdorf s’élance pour récupérer un ballon dans les pieds de la Polonaise Adriana Achcinska. Quelques secondes plus tard, l’Allemande s’effondre. Elle vient de subir une deuxième rupture du ligament croisé en à peine un an. Elle est loin d’être un cas isolé. Jade Le Guilly, Lisa Lichtfus, Michelle Agyemang… la liste des victimes s’allonge presque quotidiennement. Cette blessure, aussi connue que redoutée, touche les joueuses de tous niveaux et dans tous les championnats.
Selon plusieurs études, une footballeuse a deux à huit fois plus de risques de se rompre le ligament croisé qu’un homme. En 2023, la MLS (championnat masculin américain) a recensé dix cas contre trente-deux en NWSL, son équivalent féminin. Même constat en Angleterre. En WSL, une joueuse se blesse toutes les 1 188 minutes de jeu, contre 8 550 minutes en Premier League. « Il y a encore des points à améliorer, surtout dans la préparation physique et le médical », explique Maxime Jacques, ancien préparateur physique à Fleury (D1 Arkema) et au Brooklyn FC. « On ne peut pas entraîner une femme comme un homme. Ce n’est strictement pas possible », confie-t-il. Mais alors pourquoi une telle différence ?

Les facteurs intrinsèques
Côté physiologique, plusieurs facteurs intrinsèques peuvent jouer. Les femmes présentent souvent une plus grande laxité articulaire, leurs articulations sont un peu plus souples, ce qui rend le genou légèrement plus instable. L’anatomie du genou diffère aussi : l’échancrure où passe le ligament croisé antérieur (LCA) est souvent plus étroite, ce qui rend le ligament plus fin et plus vulnérable. Autre différence, l’angle entre la hanche et le genou, plus ouvert chez les femmes. La cuisse tire davantage vers l’intérieur, ce qui accentue la pression sur le ligament. Enfin, la pente tibiale (l’inclinaison du tibia) est souvent plus marquée, poussant le tibia légèrement vers l’avant à l’effort, ce qui tend encore le LCA.
Sur le terrain, d’autres différences apparaissent. Lors d’un saut ou d’un changement de direction, on observe souvent ce qu’on appelle un valgus dynamique, c’est à dire, le genou qui rentre vers l’intérieur. Pourquoi ? Parce que les femmes sollicitent davantage l’avant de la cuisse (les quadriceps) que l’arrière (les ischios-jambiers), alors que ce sont justement ces derniers qui protègent le genou. Résultat, à l’impact ou lors d’un pivot, le genou se tord légèrement et le ligament croisé encaisse.
Les hormones, ces joueuses de l’ombre
Impossible d’aborder le sujet sans évoquer les hormones. Le ligament croisé est sensible aux œstrogènes (les hormones féminines principales, qui augmentent avant l’ovulation) et à la progestérone (qui prend le relais après l’ovulation pour préparer le corps à une éventuelle grossesse). Pendant la phase folliculaire, juste avant l’ovulation, certaines études estiment que le risque de blessure pourrait être multiplié par dix. « Quand une de mes joueuses était dans cette phase-là, je lui disais : Pas de problème, tu vas réduire ta charge. Tu ne travailles pas à 80 % de ta force maximale, mais à 60 %, sur l’activation musculaire et le rééquilibrage », explique Maxime Jacques.
« Ce ne sont que des prédictions »
Pourtant ces hypothèses restent difficiles à prouver. « Certaines études, de qualité assez limitée, ont été menées sur le lien entre le cycle menstruel et le risque de rupture du ligament croisé antérieur. Mais c’est très difficile à étudier car cela nécessite des prélèvements sanguins ou salivaires réguliers », explique le Dr Okholm Kryger, maître de conférences en médecine du sport à l’université St Mary’s de Londres, au micro de la BBC.
« La plupart des études se basent sur le début des règles sans mesurer précisément les niveaux hormonaux. Ce ne sont donc que des prédictions. Finalement, l’analyse de toutes les données révèle très peu de différences », confie-t-elle.
Les facteurs extrinsèques

Beaucoup d’études pointent les facteurs intrinsèques, c’est à dire biologiques, anatomiques, hormonaux pour expliquer la différence entre les sexes. Mais cette dernière est surtout multifactorielle. Elle comprend aussi des facteurs extrinsèques, c’est à dire les conditions d’entraînement et d’encadrement. L’étude publiée en 2021 dans le British Journal of Sports Medicine met en avant l’accès moindre des footballeuses à des entraînements encadrés et à des infrastructures adaptées, ce qui augmente le risque de blessure. « À Fleury, on avait la chance d’avoir d’excellentes installations, tout le matériel nécessaire pour prendre soin de nos athlètes. Mais certains clubs qui montent en D1 n’ont pas encore ces moyens. Et parfois, à force de vouloir combler l’écart avec les grosses équipes, on tombe dans le surentraînement », poursuit Maxime Jacques.
Autres facteurs, les terrains sont également parfois moins bien entretenus, et les crampons restent souvent conçus pour des morphologies masculines. De plus après des années de progrès rapides, le football féminin paie aussi le prix de cette croissance fulgurante. « Tout ça vient des États-Unis, avec le développement scolaire et universitaire, où le football féminin a pu vraiment se développer, ne plus jouer que pour le plaisir, mais pour la performance. A contrario, avec ce développement, la gestion du volume n’a pas été la première chose à adapter », conclut Maxime Jacques. Autant de petits détails qui, mis bout à bout, font une grande différence.
Vers une prise de conscience mondiale
Face à ce constat, la FIFPRO, la FA anglaise, Nike et l’Université de Leeds Beckett ont lancé en 2024 un programme de recherche sur trois ans. L’objectif ? Comprendre et prévenir les ruptures du ligament croisé dans le football féminin. « Les joueuses ont demandé, à juste titre, des recherches plus approfondies sur ces blessures », explique Alex Culvin, responsable du football féminin à la FIFPRO. « Ce projet répond à leurs besoins, mais aussi à ceux du football dans son ensemble », poursuit-il.
Le projet prévoit d’analyser les études existantes, les programmes de prévention, et d’évaluer les conditions d’entraînement dans les clubs de FA WSL. « Aujourd’hui, on parle trop simplement des LCA : on évoque la physiologie féminine ou la charge de travail, mais il faut regarder plus large, l’environnement, la structure, le contexte dans lequel évoluent les joueuses », conclut Alex Culvin.
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